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Dans un grondement de sabots, un troupeau de zébus passe devant le petit bureau de Blue Ventures du village de Besakoa, annonçant la fin de la journée et l’heure pour chacun de rentrer chez soi. Sur mon écran, je regarde encore une fois les résultats intermédiaires de la campagne d’alphabétisation pour adultes que je coordonne ici, dans la baie de Mahajamba, au nord-ouest de Madagascar, non sans fierté.
En grande majorité (71%), ils n’ont jamais été à l’école de leur vie
Les apprenants sont tous des petits pêcheurs de la baie, et un peu plus de la moitié sont des femmes. En grande majorité (71%), ils n’ont jamais été à l’école de leur vie. Mais 93% de ceux qui ont passé les tests intermédiaires d’écriture et de calcul ont obtenu une note au-dessus de la moyenne.
Lorsque la COVID-19 a atteint Madagascar, la première phase de la campagne d’alphabétisation venait de s’achever. Le cours normal de la plupart de nos activités s’est interrompu. Durant trois mois, nous avons travaillé à distance et nous nous sommes préparés à la reprise, en cherchant le meilleur moyen de poursuivre les sessions d’alphabétisation si essentielles pour les communautés de pêcheurs avec qui nous travaillons dans la baie.
Aujourd’hui, alors que les sessions reprennent enfin, les résultats des tests intermédiaires sont une deuxième raison de nous donner le sourire.
Notre activité de soutien à l’alphabétisation a débuté il y a un peu plus d’un an dans la baie de Mahajamba. L’un des éléments déclencheurs a été le nombre étonnamment faible de candidats dans les villages lorsque Blue Ventures a lancé une proposition de formation à la collecte de données sur la pêche.
Les données scientifiques informent et éclairent les décisions en matière de pêche, et sont essentielles à la mise en oeuvre de mesures de gestion locales durables des ressources marines. Lorsque ces données sont collectées par les membres des communautés locales eux-mêmes, elles peuvent devenir un levier pour faire valoir les droits et les aspirations des petits pêcheurs et de leurs communautés.
Nous avions donc mis des affiches dans les 14 villages de pêcheurs avec lesquels nous travaillons pour annoncer que nous recrutions et formions des collecteurs de données de pêche. Nous avions bien expliqué, dans le dialecte local, de quoi il s’agissait. Mais les semaines avaient passé et, à notre grande surprise, certains villages ne comptaient aucun candidat, et d’autres villages, deux candidats au maximum.
Nous avons donc organisé une réunion d’échanges dans chaque village, afin d’écouter les pêcheurs et de mieux comprendre les obstacles qui les empêchaient de postuler pour devenir collecteurs de données. L’explication était assez simple : la majorité de la population dans la zone ne sait ni lire, ni écrire.
Pour les personnes qui savaient lire et écrire, nous avons adapté les tests de façon à les rendre plus inclusifs, en lisant à haute voix les questions écrites sur un tableau noir. 8 volontaires ont pu être recrutés. Leur motivation et leur engagement à réaliser ce travail de collecte de données, indispensable mais fatiguant et exigeant, étaient impressionnants.
Mais 8 collecteurs de données pour 14 villages, c’est peu.
Nous avions remarqué que souvent, pendant les tests, lorsque nous posions les questions à voix haute, des habitants du village, qui observaient derrière, donnaient aussi la bonne réponse. Pourtant, ils ne pouvaient être recrutés, faute de savoir lire et écrire, ce qui est indispensable pour ce travail.
Nous travaillons dans des zones reculées, où l’accès à l’éducation est limité, et les possibilités de soutien sont rares.
Nous travaillons dans des zones reculées, où l’accès à l’éducation est limité, et les possibilités de soutien sont rares. Il nous fallait trouver un moyen de lever ce blocage et de mettre en place des sessions d’alphabétisation accessibles et adaptées aux membres de ces communautés afin qu’ils acquièrent les capacités d’écriture, de lecture et de calcul indispensables pour gérer localement leurs ressources.
Il est important de noter que ce blocage empêchait aussi l’engagement large des petits pêcheurs dans d’autres domaines que la collecte de données. Les membres du bureau des associations communautaires qui gèrent les ressources de la pêche et les mangroves doivent aussi savoir lire et écrire, de même pour les agents communautaires de santé qui apportent des services de santé de base de façon volontaire au sein de leurs villages.
La campagne d’alphabétisation a commencé en septembre 2019. Cinq alphabétiseurs issus des villages, deux femmes et trois hommes, très motivés pour appuyer les membres de leur communautés, ont été formés par l’association locale SOAMANEVA. Puis ils ont mené des sessions de deux heures, trois fois par semaine, dans 10 villages différents, durant plusieurs mois.
L’apprentissage vise, de façon concrète, l’acquisition de connaissances sur l’environnement et les ressources naturelles, et l’appropriation des techniques de base en matière de gestion administrative, organisationnelle et financière.
Comme il s’agit d’alphabétisation fonctionnelle, les sessions ont pour principe de donner les connaissances et compétences indispensables aux apprenants pour jouer un rôle et exercer des activités en vue du développement de chacun et de toute la communauté. Les exercices pratiques sont directement inspirés des tâches de gestion des ressources marines locales, telles que l’ajout de données dans les carnets de suivi, le remplissage de tableaux budgétaires ou la rédaction de comptes rendus de réunions. L’apprentissage vise, de façon concrète, l’acquisition de connaissances sur l’environnement et les ressources naturelles, et l’appropriation des techniques de base en matière de gestion administrative, organisationnelle et financière.
Lors des toutes premières sessions, plusieurs apprenants ont eu honte, car ils apprenaient l’alphabet « comme des écoliers ». Mais peu à peu, ils ont construits des mots, et puis des phrases, et ils ont commencé à être fiers des progrès accomplis. Il y a de quoi.
Voici, en deux photos, l’illustration du parcours d’un des apprenants. Il y a quarante ans, il n’avait pu aller que deux ans à l’école primaire. Choisi pour être collecteur de données, il a décidé de suivre les cours d’alphabétisation pour améliorer son écriture (photo 1). 78 heures de séances d’alphabétisation plus tard, voici son écriture (photo 2). Et en plus d’être un collecteur de données actif, il est désormais président de l’association de pêcheurs de son village.
Dans un autre village de la baie, une histoire en particulier a aussi marqué les habitants : une femme, membre de l’association de conservation communautaire, avait l’habitude de dicter chaque mois à sa voisine une lettre pour ses enfants étudiants dans la capitale régionale. Après plusieurs mois de cours d’alphabétisation, elle s’est mise à écrire le courrier elle-même pour la première fois. Lorsque la lettre est arrivée, voyant que l’écriture n’était pas la même que d’habitude, qu’elle était soignée, très lisible et sans aucune faute, les enfants ont appelé leur mère pour lui demander qui l’avait écrite. Il a fallu que leur mère prenne un crayon et écrive un texte sous leurs yeux pour qu’ils arrivent à croire que c’était bien elle, avec des larmes de joie devant l’exploit.
De mon côté, ce qui m’étonne le plus, je crois, c’est qu’alors que 71% des apprenants étaient analphabètes, ils se comportent maintenant comme s’ils ne l’avaient jamais été, et sont comme libérés. Avoir repoussé cette barrière les pousse à prendre en main leur avenir.
Tous les apprenants sont maintenant membres des associations de conservation dans leurs villages respectifs, alors qu’ils étaient seulement 34% à être membres des associations au moment de leur inscription aux sessions d’alphabétisation. Plusieurs sont des membres de bureau actifs, et trois d’entre eux sont même devenus Présidents de leur association.
Dans le travail de soutien à la conservation communautaire des ressources marines, ce n’est pas si fréquent de voir un levier de changement relativement simple, avec des effets positifs aussi rapides et concrets.
En savoir plus sur les collecteurs de données communautaires à Madagascar